Scolarisation et contrôle des corps : de
l'histoire ancienne ?
Dans l'école de René Goscinny (" Le
petit Nicolas et les copains ") ou de Louis Pergaud (" La guerre des
boutons "), les corps sont omniprésents. Corps de garçons turbulents,
ils contestent à leur façon l'autorité magistrale en introduisant chahuts et
désordres dans la classe et au dehors. Les sanctions, en retour, s'en
prennent au besoin de mobilité tant revendiqué. Aux œillades, aux gesticulations,
aux bagarres, bref aux mouvements inopportuns, l'institution oppose des
immobilisations (le piquet), des enfermements (la suppression de la récréation,
la retenue du jeudi) ou des punitions censées redresser les esprits par la
répétition du geste (les " lignes " à copier).
L'école de la République, celle du certificat
d'études, des leçons de choses et des garnements en culottes courtes,
n'ignorait pas la chair. Elle s'en méfiait. Ordre, calme, propreté,
mises en rang, cours de morale et de prophylaxie, l'histoire de l'enseignement
est (aussi) l'histoire d'un marquage et d'un dressage des corps. Selon
Michel Foucault, l'espace scolaire est un espace organisé, structuré,
quadrillé. Il se construit de manière systématique, en opposition avec un milieu
familial plus convivial, plus chaleureux, mais aussi moins " efficace
". L'architecture, le mobilier, les règles de comportement et un
système sophistiqué de récompenses et de sanctions (châtiment corporel compris)
rendent possibles le travail simultané de tous les élèves et son contrôle par
l'enseignant. Ils font fonctionner l'espace scolaire comme une
machine à apprendre, mais aussi à surveiller, à hiérarchiser, à récompenser (Foucault,
1975, p.172-173). Les corps, tout comme les esprits, doivent être
domestiqués, rectifiés, fortifiés (Heller, 1997). Les apprentissages visés
sont certes la lecture, l'écriture et le calcul, mais aussi le respect de la
Nation, de la discipline citoyenne, des préceptes moraux, des règles d'hygiène
et de santé publiques. Or, de telles attitudes passent nécessairement par
le redressement préalable des inclinations enfantines pour la rêverie et
l'agitation :
On
envoie d'abord les enfants à l'école, non pour qu'ils y apprennent quelque
chose, mais pour qu'ils s'y accoutument à rester tranquillement assis et à
observer ponctuellement ce qu'on leur ordonne, afin que dans la suite ils
sachent tirer à l'instant bon parti de toutes les idées qui leur viendront (Kant, 1987, p.36)
Aujourd'hui, les sociétés démocratiques ont
bien changé, mais la forme scolaire a tendance à résister. Pour le
meilleur ou pour le pire ? Parfois l'un, parfois l'autre, peut-être. Si
les aventures de Nicolas ou de Grangibus nous amusent, c'est que le métier
d'élève (Perrenoud, 1994), dans nos écoles, est à la fois différent et
proche de ce qu'il fut jadis. Différent, parce que, désormais, les classes
sont mixtes, les maîtres ont posé leur blouse bleue et les cancres leur bonnet
d'âne. Proche aussi, parce que les exigences des adultes demeurent pesantes
pour certains enfants. Et que le difficile travail des enseignants
consiste, vis-à-vis des mouvements du corps comme de l'esprit, à assumer la
tension entre liberté et contrainte, entre émancipation et
socialisation. La question n'est pas seulement théorique. Dans les
écoles, on se demande par exemple souvent s'il est bon ou mauvais que les
enfants portent leur dictionnaire sur leur dos ou se mettent " en rangs
" (Saillant-Carraud, 1998). Pour certains, les corps d'élèves sont
encore trop malmenés (Coutty, 1998).
Aujourd'hui, la coutume scolaire s'est
transformée, mais elle doit faire face à des défis indémodables. A la
demande de l'opinion publique et des autorités politiques, les écoles doivent
contribuer à l'émergence d'une société plus saine et plus responsable dans des
domaines aussi variés que l'alimentation, la carie dentaire, l'éducation
sexuelle, la prévention du tabagisme, de l'alcoolisme, de la consommation de
stupéfiants ou de la transmission du SIDA. Détail révélateur : les
enseignants sont rarement les principaux acteurs de cette croisade. Ils
sont plutôt épaulés, voire suppléés, par des professionnels de la santé :
médecins, dentistes, infirmières, psychologues, etc. Comme tel, le corps
est peu " enseigné ". Lorsqu'ils ont lieu, les cours de sciences
de l'école primaire abordent plus facilement la vie de l'écureuil ou la
météorologie, que l'anatomie ou la physiologie humaines (Coquide-Cantor &
Giordan ,1997). Par contre, les maîtres mobilisent les organismes de deux
façons différentes et complémentaires : premièrement, dans la gestion des
classes, au cœur du travail scolaire quotidien ; deuxièmement, dans des
espaces dévolus au mouvement, tels la salle de jeux, la salle de gymnastique,
la piste de danse, la scène de théâtre ou le stade. Dans un cas, la
problématique corporelle " traverse " l'ensemble des disciplines
(Girard & Chalvin ,1997). Dans l'autre, elle les fédère (Le Boulch,
1998).Quel que soit le domaine travaillé, notre corps est en jeu. Et lorsque
notre corps est en jeu, l'ensemble de nos connaissances et de nos compétences
le sont aussi. Corps pour apprendre, et corps à apprendre,
voyons ces deux aspects tour à tour.
Un corps " pour "
apprendre
Les élèves, on l'a vu (et dieu merci), ne
sont pas des intelligences artificielles. Si les plus sages (ou les plus
soumis) veulent bien étudier la structure de la phrase déclarative ou résoudre
des équations à une inconnue en restant assis derrière leur pupitre, les autres
perdent parfois leur contenance et dégagent, volontairement ou non, au su ou à
l'insu de tous, une partie de leur énergie vitale. Mâcher du chewing-gum,
se balancer sur sa chaise, se pencher vers un camarade, donner des coups de
règle, regarder par la fenêtre, se promener dans les rangs ou inventer un code
secret, autant d'exutoires utiles pour ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas
" tenir en place " sur simple décret de l'institution.Les plus
audacieux réclameront plusieurs fois dans la journée la permission d'aller
boire, de se rendre aux toilettes ou de courir chez le concierge chercher la
clef du l'infirmerie, moins dans l'intention de rendre service que de se
dégourdir les jambes (et l'esprit) dans les escaliers.
Les manifestations, individuelles ou
collectives, ponctuelles ou régulières, sont plus ou moins tangibles. La neige
ou la pluie, c'est bien connu, peuvent susciter l'excitation générale. La
proximité des vacances ou de la fête de Noël aussi. La digestion du petit
déjeuner ou du dîner ne sont pas sans impact sur les rythmes scolaires et la
qualité des apprentissages. Les pics et les creux de température peuvent
peser sur l'atmosphère de travail, surtout si l'école est mal isolée et mal
chauffée. Certains enfants se plaignent, d'autres souffrent en
silence. Des têtes qui tombent, des épaules qui s'affaissent, des corps
qui soupirent, autant de signes du désintérêt ou du découragement
ambiants. Les corps des élèves - certains plus que d'autres sans doute -
" trahissent " ou, pour le dire de manière plus neutre, expriment des
sentiments, des émotions, mais aussi des processus cognitifs. Des yeux
grands ouverts, des sourcils froncés, des bâillements ou des sourires indiquent
tour à tour des élèves qui s'étonnent, qui raisonnent, qui s'ennuient ou qui
manifestent leur plaisir de réussir et d'apprendre.
Les mouvements les plus spectaculaires ont
lieu dans les grands espaces. La salle de jeu ou de gymnastique, la cour
de récréation, l'autobus qui emmène la classe au musée et… le musée lui-même
suscitent souvent des remue-ménage, des cris, des bousculades. Tout ce
passe comme si le besoin de mobilité était proportionnel à l'éloignement de la
salle de classe. Et comme si certains élèves appréciaient et exploitaient
particulièrement cette distance. Des recherches ont montré, par exemple,
comment les garçons occupaient, dans leurs jeux, une proportion du préau
nettement supérieure à celle des filles. Aux sports de ballon et aux
courses des premiers, répondent en général les conversations et les jeux moins
conquérants des secondes (saut à la corde, marelle, etc.).
De tels phénomènes peuvent paraître
anecdotiques. Ils sont pourtant l'indice de différents rapports à autrui,
à soi-même, au monde, des rapports que l'école peut contribuer à renforcer ou,
au contraire, à transformer. Les asymétries filles-garçons, par exemple, ne
doivent pas être dramatisées, mais elles ne doivent pas non plus être
sous-estimées. La présence physique au monde est un enjeu essentiel de la
division sexuelle des statuts et des rôles. La domination masculine passe
par une construction sociale des corps et des espaces (Bourdieu, 1998), des
corps et des espaces qu'il est " légitime " ou non d'habiter de telle
ou telle façon, suivant qu'on est né fille ou garçon. Au travail, les
explorateurs et les bâtisseurs (les architectes, les transporteurs, les
pilotes, les informaticiens) sont d'abord des hommes. C'est dans l'espace
clos du domicile privé (le " ménage ") et dans ses prolongements
directs (la puériculture, l'enseignement, les soins infirmiers, etc.) que les
femmes trouvent d'abord à s'investir professionnellement.
Dans les loisirs, la libération est elle
aussi proclamée, mais biaisée. Dans la rue, à la piscine ou sur les
plages, les corps féminins restent sous le contrôle de la censure
masculine. Comme l'a montré le sociologue Jean-Paul Kaufmann (1995), le
" beau ", le " normal ", le " tolérable " sont le
fruit d'un travail permanent, mais implicite, de communication et de
négociation piloté par les hommes. Suivant sa morphologie, son âge ou le
contexte, chaque estivante doit respecter un code de bonne conduite qui ne
figure dans aucun manuel, mais qu'elle peut lire dans un système de
regards qui évalue et qui juge la pertinence de sa nudité. Au
bout du compte, elle intègre elle-même les normes en vigueur. Elle
contribue donc, par son propre regard, à les pérenniser et à les
légitimer. Or, si notre famille est notre premier bassin de socialisation,
l'école lui emboîte immédiatement le pas. Comment douter que des
représentations, des normes, des jugements, mais aussi des pratiques
corporelles s'y produisent et s'y reproduisent ? De ce passage du
biologique au social, du corps donné au corps construit, le " corps
enseignant " (sic) est non seulement le spectateur, mais aussi
l'acteur. Lorsqu'un garçon soulève la jupe d'une fille, il exerce une
violence qu'on ne doit ni dramatiser, ni ignorer. Et lorsqu'un maître
exige d'un élève qu'il le regarde dans les yeux lorsqu'il lui parle, il ne doit
pas oublier que cette marque de franchise équivaut, dans d'autres cultures, à
de l'effronterie (Perregaux, 1994). Erasme avait sans doute tort d'être
aussi catégorique, en 1530, lorsqu'il cherchait à définir la décence et
l'indécence du maintien dans son guide de savoir-vivre à l'usage des enfants :
Pour
que le bon naturel d'un enfant se trahisse de toutes parts - et il reluit principalement
sur le visage - il faut que son regard soit doux, respectueux, honnête. Des yeux farouches
sont un indice de violence ; des yeux fixes signe d'effronterie ; des
yeux errants et égarés signe de folie. Qu'ils ne regardent pas de
travers, ce qui est d'un sournois, de quelqu'un qui médite une méchanceté ; qu'ils
ne soient pas ouverts démesurément, ce qui est d'un imbécile.Abaisser les
paupières et cligner des yeux, c'est un indice de légèreté ; les
tenir immobiles, c'est la marque d'un esprit paresseux (…). Des
yeux perçants trahissent de l'irascibilité ; trop vifs et trop
éloquents , ils dénotent un tempérament lascif. Il importe qu'ils
reflètent un esprit calme et respectueusement affectueux. Ce n'est
pas un hasard, en effet, s'il a été dit des anciens sages : l'âme a son siège
dans le regard. (p.15-16)
Mais il avait sans doute raison de mettre en
garde les éducateurs : les habitudes se prennent vite, et tôt ; elles
s'inscrivent dans les têtes, mais aussi dans les corps.
Les
corps souples des enfants sont semblables à ces jeunes plantes que l'on courbe
à l'aide de baguettes et de liens, et qui croissent en gardant à jamais le pli
qu'on leur a donné. (p.28)
Un corps " à " apprendre
On pourrait dire, sur la base de ce qui
précède, que l'éducation corporelle est omniprésente à l'école et qu'elle est
travaillée en permanence.Mais ce qui est valable pour la communication verbale
l'est aussi pour la communication non verbale. Il ne suffit pas de plonger
les élèves dans un environnement où l'on parle le français pour qu'ils
apprennent réellement le français. Il ne suffit pas de prendre soin du
corps dans la classe pour que les élèves apprennent à le connaître et à le
protéger.
Même si le " bain de communication
" est utile, il n'est pas suffisant. Il doit être complété par des
activités d'apprentissage qui, non seulement mobilisent des compétences
spécifiques, mais permettent aussi de les construire, de les consolider, de les
analyser. Apprendre à communiquer, à l'école, ce n'est pas seulement, mais
c'est aussi étudier la langue pour elle-même, observer et comprendre son
fonctionnement, rédiger des textes, préparer des exposés, acquérir et exercer
des connaissances orthographiques, grammaticales, lexicales.Apprendre à sentir,
à agir, à s'exprimer à travers le mouvement, ce n'est pas seulement, mais c'est
aussi, participer à des activités, expérimenter des gestes et des déplacements,
vivre des sensations, ressentir des émotions qui permettent de mieux se
connaître en connaissant mieux son corps. L'éducation physique, mais aussi
la psychomotricité, la rythmique, la danse, la musique, les arts plastiques
peuvent contribuer à ce travail spécifique. En plaçant momentanément le
corps, non plus à la marge, mais au centre de la vie de la classe, ces
disciplines apportent leur contribution au développement équilibré des
élèves. Elles lui montrent, preuve à l'appui, que tout tricheur finit par
se heurter aux lois de la physique :
Respecter
la chose même qui, seule, commande, et non l'opinion, cela enseigne, au-dessus
de tout, la vie d'œuvre. Quelque activité à laquelle on se
livre, le corps demeure le sujet de l'intuition, de la mémoire, du savoir, du
travail et, surtout, de l'invention. Une procédure machinale peut
remplacer n'importe quelle opération de l'entendement, jamais les actes du
corps : l'intelligence artificielle se développe, mais la robotique risque la
faillite. (Serres, 1998)
Développer l'intelligence du corps, certes,
mais à condition de ne pas la réduire à l'un ou l'autre de ses supports
techniques. Le sport, le jeu, la gymnastique, la culture physique et même
le mouvement ne peuvent prétendre fournir à eux seuls toutes les ressources
utiles au enfants. Jouer au basket-ball, pratiquer le tir à la corde,
apprendre la colonne droite, soulever des haltères, faire une ronde : autant de
manières de solliciter les organismes, à inscrire dans un contexte plus
large. D'abord, on doit poser la question des finalités. Pourquoi, à
l'école, s'entraîner aux barres parallèles ou au saut en longueur ? Pour
s'aérer l'esprit ? Pour se défouler après quatre ou cinq heures
d'immobilisme ? Pour devenir un athlète ? Pour se confronter aux
copains ? Pour se mesurer à soi-même ? Pour vivre des sensations
? Suivant la réponse qu'on donne à ces questions, on n'organisera pas les
activités de la même manière. Au bout du compte, on pourrait même imaginer
d'autres entrées, moins familières peut-être, mais pouvant répondre à de
nouveaux besoins : préparer un spectacle de cirque et de jonglerie pour
apprendre à s'exprimer et à coordonner ses mouvements (Fargier, 1997)
; s'initier à la lutte et aux arts martiaux pour apprendre à contrôler son
corps et à respecter celui d'autrui (Olivier, 1993) ; jouer au rugby pour
tisser du lien et questionner la violence physique (Maulini, 1996) ; gérer
une cantine scolaire pour développer ses facultés gustatives et apprendre à
équilibrer son alimentation (CRESAS, 1982). L'important n'est pas de faire
du neuf pour faire du neuf, mais d'exploiter les ressources et les compétences
locales pour promouvoir une véritable éducation corporelle à l'école (Heurtaux,
1982).
Organiser son action motrice et corporelle,
c'est apprendre à connaître son corps, à se situer dans son environnement, à
réaliser des mouvements complexes et à participer à des actions collectives
(DEP, 1998). Rien à voir avec l'apprentissage mécanique de gestes
stéréotypés, mais rien à voir non plus avec un hédonisme
individualiste. Si l'école veut transmettre de véritables compétences, si
elle veut développer des esprits et des corps critiques, responsables et
autonomes, elle doit éviter deux tentations symétriques : enrégimenter les
élèves par excès de standardisation ; flatter leur narcissisme au nom
d'une philosophie " new age " qui, sous prétexte de libération,
fonctionnera finalement comme un type inédit de contrôle social sur les
âmes et les corps (Lipovetsky, 1983, p.91). Dans le domaine du
corps comme dans tous les autres, une école émancipatrice ne laisse pas les
enfants livrés à eux-mêmes, en attendant qu'ils poussent comme des
champignons. Elle stimule leur sensibilité, leur vitalité, leur
intelligence en les confrontant à des obstacles et en les aidant à construire,
pas à pas, les moyens de les dépasser.
Le petit d'homme : une intelligence
incorporée
Socialiser sans asservir, éduquer sans domestiquer,
c'est admettre la vigueur de certains élèves et le flegme des autres, sans
stigmatiser ni figer ces différences. C'est admettre aussi que les corps
et les esprits ne sont pas deux entités séparées, à qui il suffirait de
réserver deux espaces distincts : la salle de classe et la salle de sports (ou
le préau). Si les savoirs sont censés transiter de la conscience de
l'enseignant vers celle des enfants, ils le font rarement in abstracto . La
parole qui circule dans la classe n'est pas désincarnée. Elle est portée
par des interlocuteurs de chair et d'os, des interlocuteurs qui ne sont pas
composés d'un corps et d'une intelligence, mais qui sont, d'un
seul tenant, une conscience du monde et une présence au monde.
Dans tous les exemples que nous avons cités,
le corps a sa large place, mais il n'est pas indépendant de l'esprit. Si,
dans nos sociétés désemparées, le corps est devenu objet de consommation, objet
de fascination, objet de salut (Baudrillard, 1970), s'il est
manipulé, massé, lissé, gonflé, dopé, en un mot objectivé, l'école n'a pas pour
vocation de suivre le courant. Si la peur de vieillir fait vendre des
savonnettes et des liftings, si la peur de grossir engraisse… les marchands de
régimes et de produits amincissants, si la peur de se ramollir enrichit les
centres de fitness et de thermalisme, si la peur de ne plus rien ressentir
profite aux promoteurs du saut à l'élastique ou du ski carvé, c'est peut-être
le signe que nos corps ont mis à mal nos intelligences, comme en témoignent à
leur façon certaines crispations. Doit-on par exemple s'interdire de
toucher un seul cheveu de nos élèves, de peur de finir au tribunal ? Abus
de pouvoir, violences ou même pédophilie, certaines " affaires " sont
relayées, plus ou moins complaisamment, par la presse. Le moins que l'on
puisse dire, c'est qu'elles posent sous un jour souvent dramatique la question
du rapport au corps et à la sensibilité d'autrui.
Dans la vie, le corps n'est ni le résidu, ni
l'étendard de notre identité. Il est notre intelligence incarnée. Le
corps n'est donc pas, à l'école ou ailleurs, l'élément neutre des
apprentissages. Il est intimement solidaire de la parole du maître et des
élèves. L'exercice de la conjugaison française, du calcul intégral et de
la lecture de carte passe aussi par le corps. Tout comme
l'apprentissage du chant choral, de la natation ou de l'écriture liée
passe aussi par le langage. A l'école, il n'y a pas d'un
côté des esprits à former, et de l'autre des corps à muscler. Il y a des
enfants en pleine croissance, physique et psychique. Des enfants qui,
comme Geoffroy, communiquent par le verbe et, lorsque c'est nécessaire, par le
mouvement. Des enfants dont le bien-être corporel est simultanément la
condition et le résultat d'un développement - et donc d'un enseignement -
équilibrés.Notre corps et notre conscience ne sont pas deux entités séparées,
qu'on pourrait développer de manière tout à fait indépendantes. Comme le
dit Merleau-Ponty, le malade ne mime pas avec son corps un drame qui se
passerait " dans la conscience " . Si son corps
s'agite, c'est que tout son être, corps et âme, est agité. Pourquoi en
serait-il autrement de nos élèves ? La mission de l'école ne consiste
sûrement pas à former des savants maladroits ou des athlètes ignorants. De
savants athlètes, peut-être ? Non plus. De
manière plus modeste, mais aussi moins clivée, l'école doit instruire les
petits d'hommes pour qu'ils deviennent, simultanément, des corps intelligents
et des intelligences incorporées